Pourtant, j'entendais leur conversation, je savais qu'à quelques pas on discutait politique. Ils pestaient contre Guizot, le tout puissant ministre des Affaires étrangères. C'est certain qu'avec son « enrichissez-vous par le travail et par l'épargne »
il a su imposer son style ce monsieur, on ne peut pas le nier. C'est bien cela qu'ils déploraient les deux promeneurs. J'entends encore le plus énervé des deux dire à l'autre :
- "Avec ce libéralisme de sauvageon, les pauvres sont encore mieux pauvres, et quand on est pauvre et bah on peut pas payer l'cens, et si on peut pas payer l'cens, bah on peut pas voter.
Résultat, c'est toujours les mêmes qui dirigent et qui œuvrent rien qu'pour eux ! "
Après avoir acquiescé, son compère lui avait demandé à quoi il pensait pour sortir le pays de ce gouffre politique et le premier lança ces mots comme l'on jette des pierres : « le suffrage universel ».
Cette parole de rien du tout est venue cogner fort dans mes oreilles : « universel ». Voilà un moment que je n'avais plus entendu ce mot. Il faut admettre que depuis qu'Augustine est tombée malade, je n'ai plus d'amie avec qui parler Saint-Simonisme.
Augustine et moi y croyions fort fut un temps. Renouveler la société par l'industrie, affranchir femmes et ouvriers pour le développement d'une société harmonieuse !
Placer les ventouses thérapeutiques sur le dos d’Augustine pour la soigner
Et dire que ce vestige de femme fut un brillant chef d'entreprise ! C'est douloureux de la voir ainsi. À la mort de son mari, elle avait repris la fabrique de rubans et l'avait gérée d'une main de maître.
Augustine me disait souvent que j'avais eu une chance incroyable de rencontrer Pierre. Que c'était pas tous les jours qu'un époux laissait les rênes à sa femme dans la gestion d'une affaire.
Pierre c'est un rêveur. Jeune, il s'était mis à la flûte pour m'accompagner lorsque je jouais du piano. Une stratégie de conquête discutable.
Le son de son instrument était effroyable et la main de mon père a longtemps hésité avant de signer le contrat de mariage.
Pas à cause de la flûte, naturellement, mais à cause des biens. Père, qui comme beaucoup ici avait fait fortune dans le ruban, répétait sans cesse que le caractère sensible de Pierre conduirait notre ménage à la faillite. S'il avait su !
Cela a commencé très lentement. Pierre avait hérité de la fabrique rubanière familiale. Il me laissa d'abord jeter quelques coups d’œil aux livres comptables, rédiger quelques documents.
Puis, mon époux me confia les chiffres et les calculs, me délégua les négociations avec les fournisseurs. Pendant ce temps, lui, pouvait s'adonner au dessin. C'était cela qui lui plaisait dans le ruban.
Et il y eut l'enfant... Cet enfant qui tardait à venir, ce petit qui était devenu l'objet de toutes mes prières et dont tout le monde questionnait l'absence.
J'en ai bu de ces liquides infectes en m'étalant de la pommade puante. Puis enfin, mes mois eurent du retard. Des nausées se mirent à peupler mes matins et mon ventre s'arrondit. Pierre et moi étions fous de joie.
Pour protéger la propriété intellectuelle du dessin des rubans, des échantillons doivent être déposés aux prud'hommes.Couper les rubans pour protéger le travail de Pierre et Gabrielle.
Faites glisser les ciseaux vers le bas
Chemin faisant, une légère douleur me saisit le ventre. Il y eut un peu de sang sur ma robe et en quelques minutes c'était fini, l'enfant avait disparu. Depuis, je n'ai plus été enceinte et, à mon âge, ne le serai plus jamais.
J'ai perdu ma raison d'être ce mardi. Pourtant, Pierre est resté et Augustine a continué ses visites régulières. Pour m'occuper, elle se mit à me lire son comte de Saint-Simon. C'est ainsi que j'ai trouvé un refuge à ma colère.
Mon petit était parti, il me restait mes filles. Toutes mes petites employées à l'usine, qui n'ont pas grand chose d'autre, qui espèrent on ne sait trop quoi, qu'on ne voit même pas...
J'ai essayé de leur tendre la main à ces mignonnes, j'ai même aidé la petite Suzanne à s'installer à Lyon. Pour son amie Catherine en revanche, je n'ai rien pu faire... Quelque chose bouillonnait chez cette grande fille...
En entendant « universel », c'est tout cela qui s'est rappelé à moi, toute cette vie maintenant bien derrière. Et rêvassant... SPATCH, j'ai cogné un des deux promeneurs.
Le choc fut violent, l'homme en perdit son drôle de couteau. Je le pris pour lui remettre, mais les deux compères s'étaient déjà fondus dans la pénombre.
Une fois chez les Girinon, ce petit eustache attira beaucoup la curiosité de M. Green. Il est charmant comme tout cet anglais. Je me souviens de sa détresse quand il venait voir Pierre au début.
Il pensait ne jamais pouvoir parler français, alors Pierre lui offrait un verre de je ne sais quoi d'alcoolisé avant de lui faire réciter sa grammaire.
- "Ce genre de couteau est précisément de fabrication stéphanoise" lui ai-je expliqué, "ils se plient et se vendent très bien." Il regardait l'objet émerveillé, alors je le lui ai donné, qu'en aurais-je fait ?
Quant aux Girinon, ils étaient fiers comme des poux de leur dernière peinture : Fleurs dans un verre. « Cela contribue à la renommée de l'école de dessin de Saint-Étienne » nous avaient-ils déclaré d'un ton supérieur.
Je me suis bien cachée de leur dire que je connaissais le peintre en question, Mathieu Lardet. Nous avions collaboré pour des motifs de rubans par le passé. Désormais, il préférait faire le professeur à l'école de dessin.
Connaissant les Girinon, l'anecdote les aurait vexés, c'était LEUR réception et puis une soirée de bras de fer social m'aurait épuisée, je n'en ai plus la force.
Le dîner fini, comme souvent, on me demanda de me mettre au piano. Je n'avais aucune envie de jouer. Beaucoup ont du mal à comprendre qu'on ne pratique pas un instrument pour distraire l'auditoire. Ils ont encore plus de mal à le concevoir lorsque
le musicien est une femme... Petite fille je n'avais pas compris que mon apprentissage du piano avait pour but de me rendre délicate et visible, désirable en somme. Ignorante je l'étais bien ! Comme tous s'émerveillaient de mes progrès rapides, je me pensais virtuose,
je me pensais Mozart. Et puis comme d'autres petites filles qui grandissent, je me suis aperçue qu'aucune société de musique ne veut d'un Mozart en jupon. Pire, je me suis rendue compte que si l'on porte un jupon, on ne peut jamais devenir un Mozart...
Cette leçon apprise, je me suis pliée aux convenances et m'y suis pliée encore ce soir chez les Girinon. C'est ainsi qu'assise devant le clavier, j'ai amorcé un jeu sans âme, une simple lecture de partition.
Les convives n'y voyaient rien, mais sous mes doigts à moi, je la sentais bien ma fatigue, la fatigue d'avoir manqué la plupart des rendez-vous de ma vie, la fatigue de tenir une entreprise,
la fatigue de cette société minuscule où une femme qui travaille est soit une miséreuse, soit une curiosité, presque un monstre.
Demain est un autre jour, et demain je me décide enfin, il y a trop longtemps que j'attends...
Ma chère Augustine, malheureusement tu n’auras pas pu voir l’issue de cette longue hésitation. Pierre a décidé de garder l’entreprise tout compte fait. Il la gère avec ses deux neveux pendant que je me dédie au piano.
Enfin, ses neveux la gèrent et lui dessine. Je lui ai demandé pourquoi il ne laisserait pas le ruban pour peindre de grandes toiles. Il m’a répondu qu’à son âge, cela lui serait trop douloureux de découvrir qu'il était capable de plus.
Il a ajouté que la douleur serait toute aussi grande s’il se rendait compte de l’inverse, de son manque de talent artistique.
Ses paroles m’ont d’abord fendues le cœur, puis, elles m’ont mises en colère. Je crois Augustine que se complaire dans la facilité est une forme de lâcheté. J’ai beau être aveugle, j’y vois clair maintenant.
Des femmes prennent la parole Augustine, ces femmes rejetées par le récent suffrage universel, elles réclament des droits et je ne raterai pas ce dernier rendez-vous.
Ma chère amie, c'est décidé, Saint-Étienne aura sa société de musique mixte ! Après quoi, je pourrai mourir sereine et te rejoindre bien au chaud sous la terre.
Merci d'avoir écouté Gabrielle
Mon adorable Pierre, Le père Pierron est un drôle de curé ! J’apprécie son franc-parler, il ne finasse pas comme un jésuite. Je suis heureuse d’être enfin allée visiter la Charité avec lui. Si tu voyais cet endroit...
Il fourmille de miséreux... Et puis il y a toutes ces femmes de petite vertu. La faim cher époux, la faim pourrait faire tomber dans l’immoralité la plus pieuse des nonnes.
Père Pierron pense que je suis une chrétienne exemplaire. Je n’ai pas osé lui dire que ce n’est pas pour le Christ que je m’investis autant, c’est pour ces filles, pour Augustine partie trop tôt et pour moi sans doute.
Tu sais, fût un temps, je voulais vendre l’entreprise. Cela aurait été une grave erreur. Sans elle et l’argent qu’elle me rapporte, je n’aurais pas pu sauver toutes ces femmes, leur donner un métier, une nouvelle dignité.
Elles me sont si reconnaissantes. Elles m’aident maintenant que je ne vois plus rien, elles me tiennent compagnie maintenant que je suis seule. J’essaie de les instruire.
Augustine disait que seule l’éducation pourra sortir les femmes de l’invisibilité. Cocasse pour une aveugle comme moi ! Cher époux, tu aurais été fier je crois. Tu me manques Pierre.
Merci d'avoir écouté Gabrielle