Et v'là qui passe. Comme hier et avant hier et le hier d'avant, et y r'passera demain. Dedans, tout plein de gens qui voient mieux loin qu'leur bout du nez, qui VONT mieux loin qu'leur bout d'la truffe...
Moi aussi j'voudrais m'y rendre à la ville, la vraie. Pis sentir la vitesse sous mes pieds, sentir qu'on m'emporte loin des marmots, des champs, des poules, des clous et d'Albert qu'a toujours rien compris...
A l'automne, l'marchand y livre les verges de fer. Pis quand l'hiver arrive, l'Albert y fait des clous avec. L'printemps v'nu, l'marchand revient avec son vieux canasson et son bât tout usé. Y récupère les clous.
C'est comme ça, tout l'temps. L'autre fois, comme Albert s'était encore cassé l'dos beauseigne, c'est moi que j'lai accueilli l'marchand.
Ouilla qu'il en avait un beau couteau, un des qui s'plie, un eustache. Y m’intéressait à cause que l'manche y r'semblait à une jambe qu'a un sabot. J'y ai d'mandé si ça s'vendait, il m'a dit qu'tout s'vend avec un marchand.
Alors j'y ai pris, comme ça, pac'que ça m'amusait c'te babiole, ça m'tirait d'ma p'tite vie, comme quand j'observe le train.
Passé un temps j'faisais des rubans. A l'usine où j'étais, c’était la femme du patron qui portait la culotte. Pas n'importe qui c'te dame ! Pas d'marmot, gérante d'une affaire, toujours bien habillée, musicienne aussi à c'qui paraît.
Elle, elle a pas d'quoi quiner pour sûr. J'avais des copines là-bas. Y'avait surtout la Suzanne qu'avait toujours des sacrés plans dans la tête. L'd'rnier qu'elle a eu il a fini par marcher.
Elle s'est trouvée une place à Lyon, domestique qu'elle est. Ça côtoie l'beau monde la Suzanne.
Comme beaucoup d'aut' filles qu'ont du lait ici, j'me suis mise à faire la nourrice. Ça fait cinq ans. Cinq fichues années qu'j'ai mal au poitrail, affreux c'que j'ai mal, cinq années qu'ça désemplit pas.
J'ai eu tout plein d'matrus différents à la maison : des affamés, des braillards, des sacrés garagnas, des qui tiennent pas l'coup, faut dire qu'les gamins d'moins 2 ans c'est fragile comme du verre, mais celui qu'j'oublierai jamais c'est l'p'tit anglais.
Une image en tissu est dans les langes du bébé. Aidez Catherine à la récupérer.
Une qui r'présentait une dame. Ça m'intriguait pas mal, moi qu'ai travaillé dans l'ruban. L'anglais il a vu qu'ça m'captait les yeux, alors y m'l'a tendue en m'disant :
- "She's the Queen, Queen Victoria."- "Couine ?"- "Yes, queen, la reine de le Royaume-Uni."C'est vrai qu'là bas c'est une dame qu'est roi. Ça doit être quequ'chose ça...
- "Dites, le Royaume-Uni c'est comment ? C'est beau ? C'est grand ? Comment qu'elles sont les femmes ? ? Elles y ressemblent toutes à vot' Victoria ?"- "Oh, oui, le Royaume-Uni c'est très joli. Y'a la sea... la mer, voilà, la mer et ça manque beaucoup."
- "Il y a cette vent très forte et le bruit des vagues mais aussi l'été les dames se baladent à Brighton par exemple et c'est joli aussi. Et j'avais rencontré Margaret à la mer.. Mais euhm ici sans la mer euhm, c'est pas pareil, on se sent..."
- "Différent ?"- "Oui, euhm on se sent dans quelque chose de petite..."- "Un bocal ?"- "No, la mer c'est très grand et sans la mer et le vent très grands on se sent..."- "A l'étroit ?"- "Oui voilà, à l'étroit. Mon pays ça manque beaucoup..."
Tu m'étonnes qu'ça lui manquait à l'anglais... Moi aussi ça m'manque sa mer, même que j'l'ai jamais vue et c'est ben ça l'problème... Alors j'sais pas, j'me suis sentie en confiance et j'y ai dit :
- "Moi parfois j'le regarde le train, j'pense aux gens d'dans, p'tete qu'un jour j'l'ai r'gardé et qu'c'était vous d'dans. Et en regardant j'me dis :"
- "quelle chance qu' y z'ont d'partir loin comme ça, d'se réveiller un matin à un endroit pis d's'endormir à un aut' le soir..."
J'comprenais rien mais y m'a fait signe de regarder l'papier. C'était un calendrier, un calendrier de Lyon et dessus y'avait un train, le train qui passe tous les jours en bas d'la vallée. Et l'Anglais y m'a dit :
- "The grass is always greener on the other side of the hill."J'le regardais hébétée.- "Le herbe est toujours plus vert de l'autre côté de le colline... Et de la mer aussi..."
Puis il a fait un gâté au coissou, remis son chapeau et l'est r'tourné à la ville.
Depuis c'jour là, le calendrier y m'quitte plus. J'l'ai dans ma poche tout l'temps. Maint'nant y'a aussi l'couteau. Et l'soir j'mets les deux sous l'coussin. Même que des fois j'me cache aussi pour les r'garder, les deux, avec soin.
Albert, il y comprend rien bichette. Y m'd'mande c'que j'fabrique quand j'm'isole comme ça, j'y dis qu'c'est des trucs de bonnes femmes, et si ça lui suffit pas, j'lui parle d'mes seins tout enflés qui m'font mal.
Parfois y m'fouille de son r'gard, y m'dit qu'il aim'rait être dans ma tête. Moi j'suis mieux contente qu'il y soit pas. C'est ben encore la seule partie d'ma vie qu'est vraiment à moi, la seule partie d'mon CORPS qu'est vraiment à moi...
Ça pis mes poches qui cachent mes deux p'tits trésors, qui cachent tous mes rêves. Savoir qui sont là, tout près, c'est comme si j'étais plus tout à fait à Genilac, c'est comme si j'avais une aut' vie, secrète, ailleurs, une vie rien qu'à moi...
Les matrus y sont franc contents aujourd'hui. Y braillent de partout pa'ce que ça a neigé. Ça fait un bruit d'enfer avec les coups d'marteau d'Albert.
Y fait ses clous l'Albert, c'est la saison. Il a allumé le feu dans la forge, il a chauffé la tige de fer pis maint'nant y façonne la pointe du clou sur sa pierre de cloutier.
Il était tout fier d'la fabrication d'sa pierre l'Albert. Y m'disait qu'avec il allait fabriquer des clous comme à l'usine ! Qu'il allait pouvoir m'payer des belles choses. Beauseigne... J'crois qu'il est heureux comme ça... Qu'ça lui suffit...
Une fois qu'il aura fini d'faire la pointe, faudra la trancher, y mettre dans la cloutière et marteler la tête du clou.
Albert martèle les clous grâce à sa pierre de cloutier. Aidez Albert à finir ses clous.
Faites glisser le marteau vers le bas
J'regarde tout ça depuis la f'nêt'. Tout mon p'tit monde qu'est là, le seul que j'connaisse. J'mets les mains dans les poches d'mon jupon et j'sens mes deux merveilles. J'pense à la Suzanne qu'est à Lyon, le vrai Lyon, pas celui qu'est dans ma poche.
J'pense à l'Albert qu'a toujours taché moyen d'faire d'son mieux pour moi, j'pense à ma poitrine qu'a tellement mal, Ailla, qu'j'sens plus mon coeur et j'pense aux matrus qui rient dans la neige.
J'pense à l'anglais et son histoire de colline. J'suis du quel côté d'la colline ?
Et si.... Aïe ! J'avais mal fermé c't'eustache, ça m'a coupé l'pouce. En tout cas, fini, c'est décidé demain :
Vla trois jours qu’jai tout raconté à l’Albert : quj’en peux plus des gamins, du lait, d’la ferme, des clous, qu’j’rêve de partir. Il est resté comme deux ronds de flan, tout bichète.
Pis y s’est énervé. Y disait en criant qu’y savait ben qu’c'était la Suzanne qu’y m’avait mis ça dans la tête, et l’train en bas. Il a cassé un pot de lait, renversé la table, les mioches hurlaient.
Moi j’en m’nais pas large, surtout qu’y m’a bousculée et qu’le couteau est sorti de ma poche. Il l’a ramassé et pis il est sorti, parti marcher, longtemps.
En rev'nant il était calmé mais, colère, il avait lancé mon couteau dans le pré. Il est perdu. Et pis y m’a parlé. Y m’a dit qu’y savait pas comment faire pour moi mais qu’y lui suffisait de m’regarder et de m’sentir près, pour qu’y soit bien.
C’était ben beau ça. On a causé. Y comprend pour la nourrice, lui aussi il en peut plus des matrus et pis y sait qu’à cause de ça j’ai plus trop envie d’lui.
Alors on va finir c’travail quand l’dernier rentré il aura 2 ans. Y m’a juré qu’après on ira à Lyon voir la Suzanne, ensemble.
Merci d'avoir écouté Catherine
D’puis cinq jours qu’j’y suis sur ce grabat, c’est la fin j’crois. L’Albert, Génilac c’est ben loin... deux, trois ans. La Suzanne aussi c’est ben loin. Avec la fièvre j’revois tout l’temps l’couteau qu’j’ai laissé sur la table avant d’partir,
pour qu’l’Albert le trouv', pour lui dire au revoir à l’Albert, vu qu’j’ai jamais su écrire. Maudit couteau. Arrivée à Lyon, pas simple de r’trouver la Suzanne. J’s’avais rien d’elle, rien qu’le nom d’sa patronne. J’ai ben mis plusieurs jours...
Pis PFFT. Ça lui a passé ben vite la joie d’me r’voir... Elle m’a dit d’déqueniller, qu’si elle m’laissait dans sa chamb’, j’allais lui faire perd’ sa place.
Qu’est c’que j’pouvais faire ? Mes sous j’les avais tous mangé et j’pouvais pas rev’nir vers l’Albert, j’voulais pas aussi. À traîner dans la rue on a fini par me r’pérer. Une femme m’a dit d’venir avec elle et v’là que j’me suis vendue.
Des hommes j’en ai vu, des biens, des cogneurs, des tordus et des malades. L’dernier y m’a r’filé la vérole. Comme j’servais plus a rien, la bonne-femme m’a j’tée à l’Hotel-Dieu où j’vais pas tarder à passer, en pensant à c’fichu couteau...
Merci d'avoir écouté Catherine